Littérature française

« Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier », Modiano, Nobel 2014/ Rentrée (8)


« Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier », Modiano, Gallimard , 2014, Rentrée littéraire (8)

Modiano

Il fallait sans doute qu’on lui attribue le prix Nobel de littérature pour que je renoue avec Patrick Modiano, un auteur découvert au temps de l’adolescence que je n’avais guère fréquenté ces dernières années, exception faite du scénario de Lacombe Lucien. Les années ont passé mais les thématiques sont les mêmes qui tournent autour de la mémoire émiettée, déconstruite ou défaillante et la reconstitution lente de ce passé morcelé. Autant vous prévenir, ce qui importe à Modiano, réside plus dans les mouvements de cette mémoire que dans l’image reconstituée du passé qui pourrait s’imposer comme une réponse.

Ce passé, Jean Daragane, a tenté déjà de s’y intéresser à l’aube de sa carrière d’écrivain.

« Il avait décrit la scène avec exactitude et il savait que ce passage ne correspondait pas au reste du roman. C’était comme un morceau de réalité qu’il avait fait passer en fraude, l’un de ces messages personnels que l’on lance dans les petites annonces des journaux et qui ne peuvent être déchiffrés que par une seule personne. »

Quelques décennies plus tard, aux prises avec un certain inconfort psychologique dont le lecteur ne connaît pas l’origine, il est comme atteint d’amnésie dans son monde solitaire. Une amnésie peut-être volontaire, comme s’il s’agissait d’oublier les détails trop douloureux ou trop gênants qui encombrent l’existence. Peu enclin à fréquenter le brouhaha de l’existence il est brutalement sorti de son absence au monde par un coup de fil, « une voix molle et menaçante ». Un individu qui pourrait n’être que bienveillant se propose de lui donner rendez-vous pour lui remettre le carnet d’adresses qu’il a égaré lors d’un voyage en train. Gilles Ottolini, accompagné comme son ombre de Chantal Grippay, à moins qu’il ne s’agisse plutôt de Joséphine, entre alors en scène et lui remet l’objet. Il semble cependant qu’il y ait une contrepartie à donner, un prix à payer, une aide bien étrange à apporter. Ces deux-là ont tout l’air de se livrer à une machination, une étrange mise en scène du passé…
Jean Daragane, qui « avait largué toutes les amarres » et qui se complaît dans la lecture de Buffon au point de ne plus trouver le réconfort que dans un vieil arbre massif.

Que lui veut ce couple singulier? S’agit-il de maîtres-chanteurs? Pourquoi ce dossier orange, ces extraits de rapports de police imprécis concernant l’assassinat d’une certaine Colette Laurent, ces photocopies de photomaton, ces noms et ces lieux qui petit à petit lui semblent familiers et ouvrent des brèches dans ses souvenirs enfouis? Pourquoi cette robe noire oubliée, comme négligemment, sur le dossier d’un canapé? Pourquoi cette présence étouffante, presque enfermante d’Ottiolini et de Chantal, puis cette disparition fulgurante? Ont-ils même existé? Est-ce important?
Ce qui importe en revanche c’est le surgissement progressif des bribes du temps, la reconstitution lente du puzzle. Sa mère, le Club des Chrysalides, une maison de Saint-Leu-La-Forêt, des chambres parisiennes, Torstel, Perrin de Lara, Annie…Il reste d’abord un écran protecteur, qui atténue les couleurs et les aspérités, puis l’envie d’aller au delà, de déambuler « pour trouver des repères à quoi s’accrocher dans ce sable mouvant »

« Ces mots avaient fait leur chemin. Une piqûre d’insecte, d’abord très légère, et elle vous cause une douleur de plus en plus vive, et bientôt une sensation de déchirure. Le présent et le passé se confondent, et cela semble naturel puisqu’ils n’étaient séparés que par une paroi de cellophane. Il suffisait d’une piqûre d’insecte pour crever le cellophane. »

Le lecteur enquête aux côtés de Degane. Il guette des réponses, s’accroche aux méandres d’une écriture qui épouse les circonvolutions, mais aussi les atermoiements, de ce voyage mémoriel. Il espère lui aussi reconstruire, mais se heurte ou s’ouvre, c’est selon, simplement aux portes des possibles. On aime ou on s’ennuie…

4 réflexions au sujet de “« Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier », Modiano, Nobel 2014/ Rentrée (8)”

  1. Je suis en train de lire « Quartier perdu » et c’est aussi une enquête un peu étrange. J’aime bien cet univers, qui paraît assez ancien, mais qui nous plonge dans un monde intéressant et intriguant.

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  2. Lolli tu mets le doigt sur un point important en effet. Cette question du temps pour le lecteur. Finalement, durant la lecture, on ne sait plus trop à quel temps nous appartenons.

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