Littérature étrangère

« Eve de ses décombres » d’Ananda Devi 2006


« Eve de ses décombres » d’Ananda Devi, Gallimard, 2006 Devi-Ananda-Eve-De-Ses-Decombres-Livre-422551130_ML

Lire un roman d’Ananda Devi c’est toujours accepter le risque d’un voyage douloureux en Humanité, dans ce qu’elle a d’horrible, de sordide, de monstrueux. Mais c’est aussi se laisser envouter par une langue incomparable, incroyablement poétique et puissante. On n’en sort jamais indemne, mais on s’en sent plus fort, plus riche.

Ce roman court s’ouvre sur un préambule aussi douloureux que la démarche rapide mais claudicante de cette jeune femme, qui déambule une nuit dans les rues de Port-Louis. Est-ce une fuite ou le début d’un cheminement ? L’histoire nous laissera choisir. C’est une étape en tout cas : Eve aspire à devenir elle-même… « A chaque pas naît un monstre, pleinement formé. »
Eve, cette jeune fille maigrelette, est originaire de Troumaron, un faubourg (au sens étymologique du terme) de la capitale mauricienne où résident bien des déshérités, des accidentés de la vie. Dans son entourage proche, on compte Sadiq, Clélio et Savita auxquels Ananda Dévi donne tour à tour la parole. C’est un roman à quatre voix. Quatre points de vue sur un personnage : EVE.
Troumaron est « une sorte d’entonnoir », un lieu « où l’on recase les réfugiés des cyclones, où se déversent les eaux usées de tout le pays. ». Le chômage y règne, les mères sont privées d’emploi depuis la fermeture de l’usine. Les pères ne sont guère plus affairés et beaucoup fricotent avec l’alcool. Les adolescents, souvent livrés à eux mêmes, fréquentent vaguement l’école, se confrontent à un désœuvrement certain et cultivent surtout la violence. Entre leur dégoût pour le quartier et leur répugnance pour leurs conditions de vie, ils semblent finalement se révolter contre un dégoût d’eux-mêmes d’autant plus violent qu’il est parfaitement inconscient. La vacuité des adultes, laisse tout loisir aux garçons de mener leur guerre sans merci contre la gente féminine. Les filles, se débrouillent comme elles peuvent…
Sadiq, alias Sad, sort du lot. C’est « un réfugié de naissance » ; un être déchiré entre son besoin d’être reconnu par ses pairs, les gros durs du quartier, et son aspiration à un ailleurs et à la poésie. Il se distingue par son goût pour l’école, les mots et la poésie de Rimbaud, mais aussi par son amour inconditionnel pour Eve.

« La nuit mes hormones prennent son visage et les dessinent à grands jets de désirs. »
« Je suis Sadiq. Tout le monde m’appelle Sad.
Entre tristesse et cruauté, la ligne est mince. »

Comme les autres il connaît l’usine désaffectée et « l’encre de toutes les virginités perdues ici ». Mais Sad est la part de l’ange, le pendant de Clélio, être de révolte et de violence qui conservera cependant juste ce qu’il faut d’humanité. Parfois la carapace se fissure, même lorsque l’on clame à qui veut l’entendre : « Le prédateur, c’est moi ».
Du haut de ses 12 ans, Eve découvrit un jour qu’elle faisait « naître des lunes dans les yeux des garçons ». L’ennui, c’est qu’elle a d’abord cru « que c’était un pouvoir » ! Elle fit presque malgré elle l’apprentissage de la prostitution…d’abord contre un cahier, une gomme ou un crayon. Elle a 17 ans et elle s’en fout ! Ses seuls moments heureux sont ceux qu’elle partage avec Savita, qui éprouve toujours de la peine à voir Eve « si fragile, alors qu’elle se croit si forte. »
Au fil des chapitres, l’influence de Rimbaud sur l’existence de Sad se fait grandissante :
« Je lis comme si les livres pouvaient desserrer le nœud coulant autour de ma gorge. » C’est par la poésie qu’il cherche à « évader » Eve de ses décombres.
« Moi, je veux les deux choses : l’écriture et Eve, Eve et l’écriture. Pas l’un sans l’autre. ».
« Voici ta ville, lui dis-je en silence. Prends-la dans ma paume. Lèche sa mouillure salée. Regarde la citadelle dans les yeux : elle raye le ciel de son refus. »

Il écrit sur ses murs, dans les cages d’escaliers, et, plus on avance dans la lecture, plus on pressent que son désir d’elle se confond avec celui des mots ; Eve est l’écriture.
Mais Eve n’est pas sensible à l’amour. Comme aseptisée, elle a décidé de se suicider le jour où elle dira je t’aime. En attendant, elle glisse doucement vers sa perte, comme indifférente à elle-même. Comme beaucoup de femmes, elle n’est qu’un « corps volé ». Elle s’enfonce dans la fange de Troumaron, et au-delà, entraînant dans sa chute infernale son amie Savita.
Comme toujours, le récit est poignant. Bien sûr, il évoque les différences sociales, la cruauté de l’existence de ces déshérités, la violence de ces faubourgs, hélas universelle, les relations hommes-femmes, mais c’est surtout un roman qui nous interroge sur nos forces et nos fragilités, notre humanité. Le monstre n’est pas forcément celui qu’on croit ! Au delà, le roman pose aussi la question de la poésie et du pouvoir de l’écriture. Ananda Devi cultive avec brio la mise en abyme pour nous rappeler, peut-être, que la vraie force de l’écrivain réside dans cette capacité de recréer le monde un jour. Eve est un peu à mon sens cette Vénus rimbaldienne, « belle hideusement », dont il faut regarder à la loupe les « déficits mal ravaudés » pour trouver le sens.

J’organiserais bien un challenge autour de cette auteure, tant sa langue est magistrale !

Du même auteur:
– « Le sari vert »: billet ici
– « Les jours vivants » : billet ici

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