Les classiques

« Jonas ou l’artiste au travail »d’Albert Camus, 1957


Jonas« Jonas ou l’artiste au travail» suivi de « La pierre qui pousse » d’Albert Camus, Gallimard, 1957
Recueil de 2 nouvelles

« Jonas ou l’artiste au travail »
C’est le titre de cette nouvelle, construit autour d’une mise en abyme, qui m’a incité à l’achat de ce livre. J’aime les tableaux représentant les peintres dans leurs ateliers, les jeux de théâtre dans le théâtre et les romans mettant en oeuvre des romanciers ou des artistes plasticiens, pour les réflexions qu’ils suscitent sur la création, la condition de l’artiste et l’écriture. Je dois dire que cette nouvelle de Camus a répondu à toutes mes attentes !
Gilbert Jonas, un artiste peintre athée mais admiratif devant la religion des autres, croit fermement en son étoile. Dès les premières lignes Camus donne donc le ton ! Le patronyme du héros est en soi tout un programme et les plus avertis se régalent déjà de l’ironie dont l’auteur fait preuve avec son personnage. Il s’agit de revisiter, au moins en partie, le « Livre de Jonas », ce personnage biblique que l’on retrouve également dans le Coran, et dont le nom est associé d’ordinaire à la malchance. Un jonas est un être sur lequel s’acharne justement le mauvais sort.
Or, Gilbert Jonas, est heureux et reste persuadé que né sous une bonne étoile il peut obtenir beaucoup sans jamais rien mériter, comme s’il s’agissait d’un dû. A 35 ans, il connaît une gloire soudaine qui lui permet de bénéficier de la rente d’un marchand d’art. Il décide donc de se consacrer entièrement à son art, au mépris des fonctions qu’il occupait jusque là dans la maison d’édition familiale. Son ami Rateau, architecte, le conforte dans ses choix. Contrairement à sa mère qui « avait fait le don de sa personne à l’humanité souffrante », Gilbert vit ainsi concentré sur son petit bonheur, adoptant des comportements qui peuvent parfois tenir de ceux d’en enfant gâté. Son mariage avec Louise, puis la naissance des enfants, vont modérer ces tendances, mais ne l’éclaireront en rien sur son aveuglement fatal.
Camus narre ainsi son parcours marqué par la chance, les heureux hasards, les enchainements miraculeux. Autant de faits et de situations qui le confinent, sans qu’il le mesure, dans la plus grande passivité. Heureux, Jonas se laisse parfaitement porter par les événements et n’a absolument aucune prise réelle sur sa vie ni sur ses décisions.
Leur appartement parisien, devenu déjà exigu avec les naissances successives, se voit peu à peu envahi par les amis, les disciples, les critiques, au point que Jonas déménage son chevalet et ses toiles sans plus jamais trouver un réel espace de travail. On discute beaucoup peinture mais on tue aussi à petit feu la flamme de l’artiste.
« L’artiste, en lui, marchait dans les ténèbres. Comment aurait-il enseigné les vrais chemins ? »
Si sa fortune est assurée, sa perte d’autonomie progressive constitue un tarissement inexorable de ses talents, et la fameuse parabole n’est pas très loin !
Recourant avec brio à l’ironie et à un humour tout en finesse, Camus nous propose tout à la fois une autopsie de l’artiste et du geste créateur, et une tragédie.

« La pierre qui pousse »
Prenez une « grande clairière au milieu de la forêt vierge », une nuit particulièrement obscure, un fleuve un tantinet personnifié et un homme et son chauffeur dans une voiture perdue au milieu de nulle part et vous aurez une idée de l’ambiance énigmatique et vaguement inquiétante de cette nouvelle. Mais au-delà des apparences de ce silence pesant et de cette obscurité, on semble étrangement s’affairer sur le fleuve.
« Entre l’océan perdu et cette mer végétale, la poignée d’hommes qui dérivait à cette heure sur un fleuve sauvage semblait maintenant perdue. »
Il s’agit en fait de venir accueillir l’étranger venu les sauver. On charge la voiture sur un vieux bac. D’Arrast, ingénieur à la Société française de Rio, se laisse alors conduire sur le fleuve puis sur les routes brésiliennes. Avec son chauffeur Socrate, ils doivent gagner Iguape. Ils y sont logés dans un curieux hôpital-hôtel avant d’être reçus par le maire et le juge. D’Arrast est en quelque sorte le messie qui doit construire une « petite digue qui éviterait l’inondation périodique des bas quartiers ».
Leur visite dans ces bas-fonds de la ville se voit d’abord ralentie par un policier ivre et scrupuleux persuadé que le passeport de l’ingénieur n’est pas en règle. Le juge Carvalho intervient violemment et demande à l’ingénieur de décider de la punition méritée par ce fonctionnaire injurieux.
La découverte de ces endroits perdus est l’occasion pour Camus d’aborder la question des différences socio-culturelles, souvent liée à celle des ethnies dans un pays dont l’histoire fut fortement marquée par la colonisation.
Mais l’essence de la nouvelle réside surtout dans les interrogations philosophiques qu’elle suscite, dans la mesure où Camus revisite à travers ce récit le mythe de Sisyphe.
C’est en effet par un jour particulier que d’Arrast découvre l’endroit. Tous se préparent à célébrer la fête de Jésus et à rendre hommage à Saint Georges, des célébrations organisées autour du miracle d’une pierre que l’on brise et qui repousse ». La rencontre de d’Arrast avec « le coq », un ancien cuisinier mortifié d’avoir mis le feu au navire sur lequel il travaillait, va constituer une étape fondatrice dans l’existence de ce mécréant d’ ingénieur. Il accepte, un peu contraint, d’assister à la fête qui prend des allures de rite initiatique. Peut-être doit-il oublier l’occidental qu’il est, profondément ancré dans la réalité, pour partir en quête de sa véritable humanité.
« Lui aussi attendait devant cette grotte, sous la même brume d’eau, et il ne savait pas quoi. Il ne cessait d’attendre, en vérité, depuis un mois qu’il était arrivé dans ce pays. Il attendait, dans la chaleur rouge des jours humides, sous les étoiles menues de la nuit, malgré les tâches qui étaient les siennes, les digues à bâtir, les routes à ouvrir, comme si le travail qu’il était venu faire ici n’était qu’un prétexte, l’occasion d’une surprise, ou d’une rencontre qu’il ne s’imaginait même pas, mais qui l’aurait attendu patiemment, au bout du monde. »

Le lien entre ces deux superbes nouvelles, qui relèvent de l’apologue, me semble sans conteste l’aveuglement et l’enchainement de l’homme qui pareil à Sisyphe, reste tout entier prisonnier de ses croyances, de ses superstitions au point d’oublier d’exercer ses capacités de réflexion et d’agir en être éclairé.

2 réflexions au sujet de “« Jonas ou l’artiste au travail »d’Albert Camus, 1957”

    1. J’ignorais aussi avant que Camus avait donné dans l’art de la nouvelle et c’est une belle découverte. je suis persuadée que tu vas apprécier cette lecture!

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